Il y a l'instinct et... La logique. Lorsqu'il y a l'un, il y a rarement l'autre. Je trouve cela étrange de trouver de l'instinct à l'intérieur de mon corps de logique. Les réflexes, simples, sont basés sur le vécu. En cinquante ans, c'était la première fois que je m'activais de nuit. Les autres fois...? Trop abîmée, trop cassée. Durant cette journée... Quelques fils ont étés connectés. Les bons. Je trouve cela fascinant. C'est fascinant ! Quelques fils seulement pour changer le cours des choses. Me voilà donc de nuit, dans ma Kid's Cove. Me démenant comme je peux, je réussis plus ou moins à accrocher ma jambe. Je bouge, je rampe. Une sorte de serpent hideux qui se contorsionne, tremble, gigote. Mes fils répondent étrangement, un filet d'électricité parcours mon corps, dérange mes circuits. Je suis plus que perdue: je suis désemparée. Je n'ai jamais été préparée à cette situation. Je n'ai jamais été sans script, je n'ai jamais été capable de bouger par moi-même depuis des lustres non plus. Mon pannel d'interactions est émietté, je ne sais vraiment que faire. Impuissante, je tente de m'habituer à ce nouveau corps, cette caricature hideuse de ce que j'étais avant. Cherchant à trouver comment me relever, je retombe en une cacophonie qui me fait sursauter. Mon haut-parleur grésille sans cesse, impossible d'identifier les sons autour de moi. Je n'entends pas cette personne rentrer mais je la voie. Tapie dans l'ombre, je fais marche arrière, m'abrite derrière l'invisible. Des images, enregistrements des jours précédents, reviennent. Je fuis.

Je ne suis pas idiote. Je sais qu'une animatronique ne peut pas réellement prendre la décision de s'enfuir. Mais à cet instant, mes fils s'embrouillent et ma matrice me clame d'échapper à cette situation qui n'est que trop connue. Un intrus dans la Kid's Cove. Ces enfants qui me démontent ! Si les animatroniques n'ont pas de sentiments, je n'ai pourtant jamais éprouvé quelque chose d'aussi semblable. Cela me marque profondément, s'inscrit en moi comme un morceau qui manquait à mon intégrité. Fuir. Pour se préserver. Pour éviter une situation désagréable et dangereuse.
En quelques millisecondes, je me suis réfugiée en haut du mur, puis au plafond. Je n'ai pas été prévue pour marcher au plafond et manque d'en tomber. Mais je suis bien accrochée à l'une des guirlandes de la pièce, suspendue par un bras et par des fils qui trainent çà et là autour de moi. J'aurais même dit que j'aurais pu me trouver coincée.
De là-haut, j’observe l’intruse. Elle n’est pas dans mes fichiers ; je ne suis pas prévue pour interagir avec elle. Amie… Ou ennemie ? Ses mouvements sont vifs, le comportement est celui d’un prédateur et non de quelqu’un d’inoffensif. Par analogie, je l’identifie à ces enfants qui ont passés les dernières décennies à me démonter et à me remonter à leur guise, à jouer avec mes circuits et à mettre les doigts dans ma gueule.

- Qui est là ? Et qui es-tu ?

Cette même gueule qui pend, qui est cassée. Je vais bientôt être découverte car elle pense à regarder aux bons endroits et mon haut-parleur cassé la guide aisément. Il n’y a pas trente-six solutions. A vrai dire, il n’y en a que deux. Fuir, encore, m’échapper de la pièce et ramper autant que possible, le plus vite que possible… Ou attaquer.
Sachant que mon processeur fissuré me permet d’assigner l’option de mon logiciel de reconnaissance faciale ayant pour but de me laisser attaquer les criminels à n’importe qui… Je préfère de loin attaquer.
Je me rends compte du bug à l’instant même et… Je crois que je l’aime bien. Il va m’être utile, celui-là. Après tout, cela fait combien de temps que j’essaie de me défendre en vain ? Peut-être que ma vengeance commence ce soir, après tout !
Lui tombant dessus d’un poids assez lourd, bien qu’allégé par l’absence de certaines partie de mon anatomie, il doit bien y avoir assez pour l’écraser sans pour autant lui faire vraiment mal. Je tente de la croquer, mais ma mâchoire ne se referme pas. Rah ! Effectivement, il y a ce souci ! Laissant tomber cette manière d’attaquer, je tente d’en générer d’autres. Mes bras l’enserrent alors que je la frappe d’un violent coup d’endosquelette, ma jambe probablement.

- RSSHHHH !!

Finir en ruines, broyée, brisée. Mettre fin à ce calvaire dans un immonde et ridicule amas de ferraille. Me débarrasser, définitivement, de ce besoin sans fin de bouger, me débattre et me battre. L'issue m'apparaissait claire et pleine de promesses, me faisant redoubler d'ardeur.
Enfin ! Ne plus craindre rien ni personne. Ne plus se lamenter de la débilité du présent tout en gisant dans les ruines du passé. Je pouvais bien l'entraîner avec moi. Je pouvais bien lui faire endurer ne serait-ce qu'un tantinet de ce que j'avais moi-même subi.

« Écoute, je viens d'arriver ici, je ne connais personne, ce serait dommage qu'on s'abîme dès notre première rencontre... Surtout que toi même n'est pas dans un très joli état... »
Hein ?
Je m'immobilisais sous l’étonnement provoqué par l’illogisme d’un tel propos.
C'était... une blague ?! Elle avait commencé à se battre avec autant de rage que moi alors... pourquoi ? Pourquoi subitement prôner la paix ? Je ne la croyais pas.

« Je suis Yuya, et je viens du Japon... Et toi ? »

« Tu te moque de moi... » Marmonnais-je mais ma boîte vocale endommagée déformais en partie mes dires, leur donnant des intonations aléatoires. Elle me préparait très certainement un piège dont le but unique était de m'avoir par surprise. De me faire baisser ma garde. Je ne lui ferai pas ce plaisir.

Je cherchais à attaquer à nouveau. Elle n’était plus en position de combat, ce qui me donnait un clair avantage. Cependant, ce qui pourrait être apparenté à une vive douleur me paralysa et m’empêcha d’accomplir mes intentions. C’était un court-circuit qui grilla mes dernières réserves, me faisant me tordre dans une position improbable. Sous le choc, j’émis un bruit strident qui me dérouta plus qu’autre chose. Je tentais de reprendre mes esprits mais j’en étais incapable. Un mélange de panique et d’appréhension se lisait sur mes traits alors que je luttais pour reprendre, au moins, une position logique. Reprenant finalement possession d’une partie de mon corps, je me recroquevillais sur moi-même et reculait autant que possible, mes membres devant moi pour me protéger de toute contre-attaque éventuelle.
Cette expression que j’avais, c’était celle d’un animal blessé et défiant. Impossible de lui faire comprendre si rapidement une quelconque notion de gentillesse, surtout dans ces conditions, alors que la situation ne pouvait s’y prêter pour l’instant. Certes, j’étais plus que sur la défensive : j’étais terrifiée. J’étais incapable de comprendre ce qui se passait et mon corps me trahissait sans la moindre hésitation. Pour la première fois depuis toujours, je m’étais activée de nuit. Et pour la première fois depuis toujours, je rencontrais une autre animatronique. J’étais bien loin de pouvoir penser à autre chose que ma propre protection, que je ne pouvais même pas assurer.

Pitoyable. C’était le mot qui me venait à l’esprit. Alors que je réalisais à quel point j’étais pathétique d’espérer ainsi gagner un combat auquel je n’avais aucune chance de survivre, je commençais à lâcher prise. Baissant les bras aussi bien que les armes, j’eus l’air bien peinée.
« Et puis qu’importe. Tu peux bien me démembrer encore plus, je ne pense pas que la nuit vaille la peine d’être vécue. »